Le temps de la récupération
(1945-1946)
Il est évident que
lorsque le Reichsluftfahrtministerium allemand avait émis en 1935
un programme de bombardier moyen qui devait aboutir au Junkers Ju 88,
nul ne soupçonnait, d'un côté du Rhin comme de l'autre,
que l'appareil, dont la production en série fut lancée en
1938, servirait quelques années plus tard sous les couleurs de
la Marine française ! Ce qui fut pourtant le cas de 1946 à
1951.
L'explication est simple pourtant : en 1945, à la fin de la deuxième
guerre mondiale, la France, comme toutes les puissances qui avaient contribué
à mettre à bas l'Allemagne hitlérienne, s'intéressa
très vite, et de fort près, aux techniques et armements
avancés développés par le III° Reich.
La Marine nationale, qui nous intéresse ici, met en place à
l'automne 1945 différents organismes et personnels chargés
de "récupérer" très officiellement les matériels
jadis saisis en France par l'occupant, mais aussi et surtout demande de
transferts d'aéronefs et navires allemands entre les mains des
alliés anglo-saxons, ou encore "réquisition" des "cerveaux"
et des techniciens plus ou moins disposés à coopérer
avec les bureaux d'études français. Le phénomène
mérite qu'on s'y arrête l'espace de quelques lignes : c'est
l'époque des officiers mariniers officiellement désignés
pour travailler en zone d'occupation américaine, des matériels
allemands récupérés en zone d'occupation britanniques,
des Junkers 52 convoyés depuis Sylt, via Felixstowe, d'autres depuis
Leck jusqu'aux Mureaux (après accord de survol des Pays-Bas par
les autorités néerlandaises), des Fieseler 156 et Messerschmitt
108 eux aussi convoyés depuis l'Allemagne par et pour le compte
de l'Aéronautique navale. Avec l'accord des Britanniques, des moteurs
Bramo (pour "nos" Dornier 24) quittent Neuwied pour l'A.I.A. de Bordeaux,
et on en recherche d'autres jusqu'en
Yougoslavie ! A Bordeaux, on
a retrouvé des autogires Focke Achgelis Fa 330 destinés
aux sous-marins de la Kriegsmarine. On étudie la mise en place
de mitrailleuses allemandes MG 131 et MG 151 sur les SBD-5 Dauntless,
et on expérimente un radar Berlin à bord d'un Wellington.
L'intérêt pour tous ces matériels et équipements
allemands n'est pas seulement scientifique et militaire. Il est aussi
en partie motivé par le manque de devises : depuis la fin de la
guerre, obtenir matériels et rechanges auprès des alliés
(notamment aux États-Unis) coûte cher. La "récupération"
en Allemagne se fait à bon compte, et les matériels sont
encore souvent de qualité. C'est ainsi qu'en avril 1946, on décide
que le Jumo 213 propulsera le SO-8000, parce le Griffon britannique coûte
trop cher à l'importation. Le siège éjectable de
la S.N.C.A.S.O. provient directement de chez Heinkel. Et six ans plus
tard, à l'escadrille 58.S, les gilets de sauvetage utilisés
à bord des premiers hélicoptères de la Marine poseront
problème parce que ce sont de vétustes gilets
allemands
!
Dans le domaine des techniques de pointe, les bureaux de renseignements
et d'études de la Marine s'intéressent à des domaines
aussi variés qu'un télescope Spanner ou l'usage militaire
de l'infrarouge, mais ils portent surtout un très vif intérêt
aux engins spéciaux (qu'on n'appelle pas encore missiles). Ce sont
les Fx-1400, FK et Hs-293. Dans ce but, l'Aéronautique navale a
créé un groupe spécialisé dans l'expérimentation
de ces engins, le GANES. Ce dernier, après un an d'expérimentations
d'engins allemands, sera dissous en juillet 1946. Mais les essais sont
poursuivis au sein d'une section spéciale au sein de la CEPA, et
dont le chef, le LV Decaix, avait précédemment dirigé
le GANES.
Des Junkers
88 pour l'Aéronautique Navale
Il n'a bien sûr
jamais été question de mettre en service le Junkers
88 dans une unité opérationnelle de l'Aéronautique
navale. En revanche, l'appareil dont la production a été
relancée sous contrôle français paraît
indispensable à la Marine pour effectuer des essais divers,
en particulier des essais de torpilles dont les derniers modèles
Kriegsmarine sont l'objet de soins attentifs.
La D.T.I.A. prévoit donc le transfert de cinq appareils à
la Marine en 1945. De son côté, dès le 3 janvier
1945, la Direction des Construction et Armes Navales (D.C.A.N.)
programme dans ses ateliers de Cuers des travaux pour l'adaptation
de ces cinq Junkers Ju 88. Les travaux sont censés être
entrepris au début de la deuxième quinzaine de janvier
1945. L'approvisionnement suit, avec, par exemple, en mars, la commande
aux Établissements Voisin de dix moteurs BMW 801G pour Junkers
(Modèles 88 et 188 ), ou, le mois suivant, de pièces
de rechange aux A.A.B. (Ateliers de Grenelle, Boulogne, Lioré-Clichy,
et Jumo-Argenteuil).
Les cinq appareils eux-mêmes
sont répartis comme suit :
1. Un Ju 88 version torpilleur A-17, achevé à Orly
avec plans et ensemble train d'atterrissage qui proviennent de la
S.N.C.A.S.E. à Clichy.
2. Trois Ju 88 version coupe câbles (Ju 88A-14). Les numéros
allemands de ces appareils sont les 144539, 144502 et 144219. Les
trois exemplaires sont remis en état par l'ancienne usine
Tampier, à Boulogne, établissement qui travaillait
pour Junkers.
3. Enfin, un cinquième appareil à identifier dans
le lot restant sera affecté à la Marine.
Les temps sont difficiles,
les difficultés abondent en tous domaines, et le programme
de fabrication et de reconversion des anciens appareils allemands
prend du retard. Le premier appareil destiné à la
Marine n'est réceptionné que le 26 mai 1945. Ce jour
là, le Junkers 88 n° 8 est pris en compte à Cormeilles-en-Vexin
par le CC Rousselot, chef du Service de Réception et Convoyage
(S.R.C.), pour un vol de contrôle de 2 heures. Il est ensuite
convoyé le 30 mai du Bourget vers le Luc, sa base d'affectation
provençale.
La Marine prévoit d'affecter ses Junkers 88 à
la Section d'essais (S.E.), également dénommée S.E.A.N.
(Section d'essais de l'Aéronautique navale). Cet organisme, créé
par décision du 19 décembre 1944, mais vraiment actif seulement
en 1945, est installé à Hyères, et comporte un détachement
au Luc. La section deviendra l'escadrille 10.S en juillet 1945.
Mise en service
Destinés essentiellement
à des essais de torpille en liaison avec l'usine de la DCAN à
Saint Tropez, les Junkers 88 de la Marine seront donc installés
sur le terrain du Luc, à mi chemin entre Hyères et Saint
Raphaël, une piste opportunément placé à 30
kilomètres de Saint-Tropez, où auront lieu les essais. La
piste de Hyères est jugée trop courte pour l'appareil dans
certaines conditions de vent et de chargement. Le Ministère de
la Marine a donc très officiellement demandé au Ministère
de l'Air l'autorisation d'installer le détachement de la section
d'essais sur le terrain du Luc, par courrier 1111 EMG/4 en date du 12
mai 1945.
L'avion N° 8, qui,
à la constitution de l'escadrille 10.S adopte le numéro
de formation 10.S-5, est progressivement suivi de quatre autres
Junkers, numérotés respectivement 51, 58, 62 et 76,
qui deviendront, "à courir", les avions 10.S-6 à 10.S-9.
Septembre 1946 est un mauvais mois pour les Junkers de l'escadrille
: le 11, le 10.S-5, victime d'une avarie d'hydraulique, est accidenté
au décollage, et doit être envoyé en réparation
en région parisienne. Deux jours plus tard, le n° 62
fait un atterrissage forcé dans les vignes, mais trop gravement
endommagé, ne sera pas réparé.
Trois appareils sont donc encore disponibles, mais, il
faut bien le reconnaître, l'activité des Junkers 88 n'est
pas à proprement parler fébrile. Début 1947, le Bureau
d'études de l'Aéronautique navale, dans son compte-rendu
d'activité pour les mois de janvier et février, indique
que l'étude de la torpille planante (d'origine allemande) L 50
progresse à St Raphaël, Saint-Tropez et Cuers, que l'équipement
des Junkers 88 lanceurs est en bonne voie, et que les premiers lancements
par la CEPA sont prévus pour le mois de mai.
Essais de torpille
(1947- 1949)
Les essais conduits ne donnent
pas toute satisfaction. L'avion torpilleur paraît être désormais
une formule du passé, et l'insistance de la Marine à vouloir,
vers la même époque, mettre en service le Bloch (SO-)175T
ne sera pas couronné d'un franc succès. Dans son rapport
d'activités semestriel pour le 2° semestre 1948 la C.E.P.A
annonce que les essais de la torpille planante L.50 ont été
arrêtés en janvier 1948, mais que des essais complémentaires
sont poursuivis avec les Junkers n° 8 et 58. Quelques autres essais
sont attestés au printemps (lancement de torpille T114 notamment),
mais, à partir de la fin de l'année, le LV Lucas, commandant
de l'escadrille 10.S, signale dans son compte rendu d'activités
un " gros problème " avec les pièces du matériel
allemand.
Début 1949, la
situation ne cesse d'empirer : les Junkers 88 (tout comme les Ju
188, d'ailleurs !) ont besoin de subir une révision générale,
ainsi qu'un toilettage sous la forme de peinture fraîche !
Enfin, il n'y a plus de stocks de rechange. Le vieillissement des
avions est encore plus frappant à l'automne 1949, même
s'il ne frappe que les équipements et les circuits, les cellules
étant déclarées aptes au service. Pourtant,
en dépit, des difficultés, la campagne d'essais est
poursuivie, et, notamment en octobre 1949, on relève divers
lancement (L.50, T114) et même, le 11 octobre, un lancement
de mines.
La lente agonie des
Ju 88 à la 10.S (1950-51)
En 1950, lors du premier compte-rendu
d'activités trimestriel, le LV Guyon, nouveau commandant de la
formation depuis début 1949, demande à présent le
remplacement urgent des Ju 88 et 188 et signale que l'état de ces
appareils ne fait qu'empirer. Dès le milieu de l'année,
on parle de condamner les appareils les plus abîmés, les
Junkers étant désormais considérés comme des
appareils " vétustes ".
Après un séjour abusivement long en révision dans
les ateliers toulonnais du Mourillon, le n°8 10.S-8 a fini par revenir
au bercail, mais vole très peu du fait des difficultés de
mise au point des moteurs.
Tout au long de l'année 1950, des essais de mesure ou de rares
lancements de torpilles L50 sont effectués, et le 17 octobre est
lancée une "MA20", modèle qui reste à identifier.
La mise en extinction
des Junkers de la 10.S est désormais à l'ordre du
jour. Dans un premier temps, une note du 23 septembre 1950 [1840
Secrétariat/Aéro/Orga] stipule que, puisque le
Département ne possède plus de rechanges pour Junkers
88, il est décidé de condamner les appareils au fur
et à mesure de leur indisponibilité.
Choix bientôt confirmé lors du classement en 4 catégories
des aéronefs en service dans la Marine [2371 S.C. Aéro/M
du 30 novembre 1950] : le Junkers 88 est placé, ainsi
que trois autres types (PV-1 Ventura, Cessna UC-78 et Taylorcraft),
en "catégorie 3", c'est à dire que l'extinction du
type est imminente et qu'elle devrait intervenir dans l'année
qui suit cette classification.
De facto, cela revient
à condamner le type à très brève échéance,
puisque tout appareil peut être cannibalisé, faute de rechanges.
Ce que ne manque pas de faire remarquer le LV Mauban, commandant de l'escadrille 10.S, dans son compte-rendu trimestriel d'activités.
Fin juillet 1951, dans
son compte rendu général sur l'Aéronautique
Navale en III° Région maritime, le Vice-amiral Sala,
Préfet maritime, l'exprime clairement : " Les avions d'origine
allemande Ju 88 - Ju 188 - Siebel 204 doivent être considérés
comme n'ayant plus qu'un rendement infime : leur entretien est de
plus en plus difficile, leur disponibilité de plus en plus
rare. Le remplacement de ce matériel hors d'usage s'impose
à bref délai ". La réponse du Service central
de l'Aéronautique navale, dans le bilan du Secrétaire
d'état à la Marine expédié à
Toulon le 23 novembre 1951 est on ne peut plus laconique : " Ju
188 et 88 : retirés du service. "
Qui ne fait qu'entériner une décision
déjà intervenue à l'été 1951 : les
Junkers ont disparu à cette date de l'inventaire de l'escadrille 10.S, la condamnation générale des Junkers 88 et 188 ayant
été notifiée par décision du 21 août
51 [1480 S.C. Aéro/M]. Le transfert à l'Arsenal
pour les deux survivants (n° 6 et 58) a été envisagé.
Dans l'état actuel des recherches, cela reste à confirmer.
Une note du 9 janvier 1952 prévoit la cession des survivants
à la D.T.I.A. au profit du C.E.V., avec 9 moteurs Jumo 211 encore
détenus par la Marine.